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Innovations organisationnelles et numériques Enjeux et impacts pour la prise en charge en santé mentale

Numéro spécial 2022/2-3 (N° 8) du Journal de Gestion et d'Économie de la Santé (JGES) coordonné par le Pr. Annie Bartoli et le Dr. Jihane Sebaï

Éditorial


Considérer l’innovation comme l’option incontournable de tout système organisationnel en proie aux transformations importantes de son environnement semble être devenu un raisonnement dominant aujourd’hui, et ce d’autant plus que partout sévissent des crises de multiples natures. Il n’est pour autant pas toujours opportun de promouvoir une logique d’innovation « à tout prix », sans prise en compte des conditions de réussite ou des facteurs de pertinence. N’est-il pas nécessaire en effet de se prémunir contre la spirale « d’innovation destructrice » basée sur l’hyperconsommation de masse et risquant d’être préjudiciable à la préservation des repères traditionnels et des valeurs essentielles ? (Ferry, 2014).

Dans le champ de la santé en particulier, une approche dosée des processus d’innovation, basée sur une prise en compte des facteurs sanitaires, sociaux, économiques, organisationnels et culturels, ainsi que sur un pilotage approprié du changement, s’avère sans doute préférable. Il s’agit alors de s’appuyer autant sur des objectifs de stabilisation des acquis que sur des transformations visant à relever les défis nouveaux, de telles approches pouvant aider à la conciliation entre exploitation et exploration prônée par des théoriciens des organisations (March, 1991). C’est dans cet esprit que l’innovation dans les systèmes de santé, en termes organisationnels, numériques, ou stratégiques, a été entendue dans ce numéro, avec des travaux qui s’intéressent aux enjeux et aux impacts de ces diverses formes d’innovation pour l’amélioration des prises en charge.

De nos jours en effet, de multiples incitations à l’innovation apparaissent de toutes parts dans le secteur de la santé. L’effet de la crise pandémique dans le monde a d’ailleurs encore renforcé la prise de conscience des vulnérabilités des systèmes en place et mis en exergue les divers besoins de transformation ou de réforme. En particulier, dans le domaine de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la transition digitale [2][2]Les termes « numérique » et « digital » (ou « numérisation » et…, les discours, analyses et pratiques autour de la télémédecine, de la e-santé, ou de la santé connectée, sont en plein développement (OMS, 2017). Plus le numérique est apparu et s’est installé dans les systèmes de santé (notamment au cours des quinze dernières années), plus on a pu assister à une déferlante de nouvelles approches de prise en charge et de suivi, lesquelles ont parfois été qualifiées de « smart », anglicisme utilisé pour évoquer la dimension « intelligente » de tels dispositifs. L’intelligence dont il est question ne concerne pas seulement l’usage d’objets technologiquement évolués, mais peut relever d’une refonte plus complète de la conception des prises en charge et de la manière de percevoir le patient lui-même, conduisant ainsi à considérer l’innovation dans une approche plus large que celle centrée sur la digitalisation.

Le choix d’une focale plus approfondie dans le domaine de la santé mentale pour les travaux présentés ici est quant à lui loin d’être anodin, car il s’agit d’un secteur aux parcours complexes et aux besoins toujours spécifiques. Si l’on reconnaît de plus en plus à l’usager sa capacité à être une partie prenante à part entière dans son parcours de soins, la prise en compte des spécificités des démarches et des droits pour les usagers en santé mentale n’est pas toujours aisément assurée, et mérite une attention complémentaire. Le fonctionnement des structures sanitaires, médico-sociales ou sociales dans ce secteur nécessite également un regard particulier, notamment sur les besoins de coordination et le rôle des parties prenantes. Dans ce contexte, le développement d’innovations organisationnelles et numériques présente des enjeux et défis spécifiques.

Que ce soit à marche forcée sous l’impulsion d’injonctions ou dispositions politiques, comme cela a pu être le cas pendant la période pandémique, ou de façon plus progressive mais délibérée lorsque de nouvelles approches sur les protocoles de soin ont été engagées, le numérique est appréhendé de plus en plus souvent comme une évidence. Si le recours au digital en santé a pu être longtemps conçu dans un objectif de réduction des nombreuses sources de déperditions d’énergie, de dépenses inutiles, ou de retards d’interventions, aujourd’hui les innovations numériques reliées à des évolutions organisationnelles peuvent être vues davantage comme des solutions possibles face à des enjeux de plus en plus complexes. L’explosion de ces dispositifs et la vitesse avec laquelle les acteurs s’en emparent, au moins pour certaines spécialités et dans des contextes spécifiques, peuvent d’ailleurs être parfois assez saisissants…

La question n’est donc pas tant de savoir si chacun se situe pour ou contre l’intégration des innovations en santé, mais d’interroger la façon dont cette intégration se réalise, se pilote sans nécessairement remettre en cause tous les acquis antérieurs, et aussi de comprendre sous quel angle s’expriment l’enthousiasme et/ou la crainte à l’égard de la mobilisation de innovations technologiques et organisationnelles dans la prise en charge. Ces problématiques peuvent alors aider à évaluer l’ampleur de ces innovations, les besoins de management des organisations et des projets qu’elles engendrent, et leur impact sur la transformation de la pratique médicale et sanitaire (Bartoli et Blatrix, 2022).

Le champ de la santé mentale se trouve donc être particulièrement concerné par ces défis. C’est en effet un secteur très large, reposant sur des besoins de personnalisation importants, et en proie à des méconnaissances, stigmatisations et inadéquations des réponses dans de nombreux cas. Les besoins d’innovation et de modernisation des systèmes et paradigmes traditionnels dans le domaine de la psychiatrie, en France et dans le monde, sont d’ailleurs fréquemment énoncés par les praticiens, les institutionnels et les usagers. En effet, leur inadéquation est source de multiples problèmes susceptibles d’affecter directement ou indirectement les patients et les familles, ce qui peut conduire aussi à des situations de mal-être chez les professionnels de santé.

C’est dans cette optique de compréhension des contributions potentielles, des freins et des facteurs de réussite de dispositifs d’innovations organisationnelles et numériques en santé, que deux symposiums MAPS (Management et Psychiatrie) ont été conçus et mis en place par le Laboratoire de recherche en management LAREQUOI et le Samsah PREPSY. Les analyses et travaux présentés ont cherché à identifier et analyser les défis rencontrés ou les initiatives développées, et à comprendre pourquoi et comment se manifestent et s’expriment diverses formes d’engouement ou de réticence à l’égard des approches organisationnelles nouvelles et de l’introduction du numérique dans le champ de la santé en général et de la psychiatrie en particulier, afin de dégager d’éventuels leviers d’adaptation pertinente.

Plus généralement, des questions d’ordre éthique doivent également être posées. D’ailleurs, un ensemble de principes pour l’éthique du numérique en santé a été récemment adopté au niveau européen à la suite de l’instance E-Health Network (2022). Ces principes, conçus pour être mis à jour régulièrement, incorporent diverses dimensions, telles que : « Inscrire le numérique en santé dans un cadre de valeurs humanistes », « Donner la main aux personnes sur le numérique et leurs données de santé », « Développer un numérique en santé inclusif » et « Mettre en œuvre un numérique en santé écoresponsable » De telles considérations soulignent l’enjeu plus global, aux plans humains et sociétaux, de l’innovation numérique et organisationnelle dans le champ sanitaire.

Dans ce numéro de la revue JGES consacré aux innovations organisationnelles et numériques, ont été étudiées, au regard de différentes expériences empiriques, les spécificités du pilotage et de l’impact des diverses transformations à l’œuvre dans le fonctionnement des entités sanitaires ou médicales. Les articles présentés ont ainsi pour objectif de contribuer à l’enrichissement des connaissances dans le domaine de la santé en général, avec un regard spécifique sur la santé mentale, et ouvrent un certain nombre de pistes de réflexion et d’action. Les quatre premiers articles s’inscrivent dans le secteur de la psychiatrie, tandis que les deux derniers ouvrent le champ à des analyses plus transversales, en termes juridiques et stratégiques en santé.

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